Le premier souvenir de la Guerre de 1914-1918 de Jeanne Lelièvre1
« J’avais dix ans, et j’ai vu arriver aux Carrois un régiment qu’on appelait les tringlots. Ils conduisaient des chariots tirés par de beaux chevaux, réquisitionnés la veille sans doute. Il faisait très chaud en ce début du mois d’août et les bêtes avaient soif. Il était facile de les mener au puits mais elles étaient en sueur et l’eau glacée a été mortelle pour trois d’entre eux. J’en ai vu tomber un beau gris pommelé au milieu de la rue. J’ai pensé à son propriétaire qu’il avait peut-être quitté la veille. On les a conduits à la carrière des Portefeuilles où ils ont été enfouis dans la chaux : c’est mon premier souvenir de la guerre de 14. »
C’est ainsi que dans un manuscrit2 Jeanne Lelièvre raconte les premiers jours de la Grande Guerre. Les tringlots désignent les soldats de base de l’arme du train. Au début du conflit, la force de traction reste encore majoritairement celles des animaux de traits, surtout pour la logistique. En période de paix, les armées entretiennent un nombre réduits de chevaux. Avec la guerre, il faut réquisitionner. La petite fille pense aux propriétaires des chevaux car l’ordre de mobilisation du 2 août 1914 parvient au moment des moissons et, dans un village où la majorité des habitants vit encore de la terre, la réquisition des chevaux désorganise le travail et le transport, d’autant qu’il y a moins de bras, puisque les hommes valides partent. L’enfant, qui appartient à une famille de vignerons, est émue car elle connait l’attachement sincère des propriétaires à leurs animaux.
À Fontaine, en août 1914, ce sont les harnachements qui ont été réquisitionnés pour le service de l’artillerie, pas les chevaux. 31 harnachements comprenant harnais, objet de sellerie et ferrure ont ainsi été récupérés par l’armée française. Dès la mobilisation, le 3 août 1914, les cultivateurs furent tenus de fournir le fourrage (foin, paille, avoine) destiné à l’alimentation des bêtes. Ils le firent à hauteur de 11,5 tonnes si bien qu’au mois de décembre, il n’y avait même plus de paille pour le couchage des hommes en cantonnement à Fontaine. Il fallut en acheter. Quant aux chevaux, ils ont été réquisitionnés avec une voiture et parfois un conducteur à la journée ou à la demi-journée, d’octobre à novembre 1914, pour une batterie d’artillerie3.
Au cours du conflit, si le cheval disparaît rapidement des champs de bataille avec le progrès des engins motorisés, son emploi, dans la logistique, reste significatif car il est irremplaçable sur les terrains boueux ou accidentés pour transporter le ravitaillement, les munitions et tirer les pièces d’artillerie. Le cheval sert aussi à tracter les ambulances.
Pendant la Première Guerre mondiale, les conditions de vie pour les chevaux ont été difficiles sur le front où ils ont été décimés par l’artillerie, les gaz, les maladies et la faim. Le souvenir de Jeanne Lelièvre rappelle aussi que le cheval est un animal naturellement vulnérable. Les trois chevaux sont morts de coliques d’eau, causées par l’absorption trop rapide d’eau froide, alors qu’il faisait très chaud et qu’ils venaient de fournir un effort. En France, les chevaux ont ainsi payé un lourd tribut au cours des quatre années de guerre : plus de 750 000 bêtes ont perdu la vie pendant le conflit.